...J'avais toujours eu cette particularité d'étirer mon regard vers un vide beaucoup trop lointain. Ce qui me permit dès l'instauration de la loi des immatriculés, de ne jamais avoir trop de soucis avec les louangeurs des réformes et du nouvel état. Mon numéro est le 1111. Lorsque je sus mon numéro de matricule, le nombre me fit sourire intérieurement. Je découvris, en le voyant tatoué sur mon poignet, que désormais toutes mes émotions devaient fortement être confinées, réprimées, assourdies. De tous mes semblables, je devais être le seul que ça arrangeait.
Avant (2012 c'est désormais "avant"), j'étais d'ores et déjà préparé à l'immatriculation. Le petit vilain canard taciturne aimait son apathie, sa froideur et la rigidité de ses expressions. A 12 ans, une fillette m'avait rit au nez parce que je lui dis "je t'aime" comme on dirait "bonjour". A vingt ans, mes professeurs avaient été fortement agacé parce que je reçus mon diplôme de fin de scolarité comme on reçoit le pain de chez l'épicier.
Jamais, je ne m'étais imaginé cependant que mon passé d'angoissé allait me servir à ce point. Avant, j'étais affligeant, terrorisant. L'Elephant Man. L'inhumain. Aujourd'hui, parmi tous mes êtres lobotomisés, je suis le seul qui n'ait pas eu droit à la lobotomie. Je suis l'humain.
Le soir de l'excision des êtres, un responsable mortuaire s'écria: "Celui-là qu'on le tatoue toute de suite, il ne risque pas beaucoup de nous faire chier avec des élans libérateurs avec ce regard de paumé." La troupe de bouchers ricanèrent en choeur. Moi, je ravalai d'un trait une des plus grosses crises d'euphorie de mon existence. Mon regard s'éparpillai parmi les visages. Que dalle.Un autre inspecteur m'épiait presque avec ennui.
Non, la vie au dehors n'était que sensorielle pour moi. Et jamais mes sens ne se confondaient avec mes tribulations émotives. Tout se jouait dans ma tête. Tout était orchestré par le neuronal. La vie n'a jamais eu un intérêt véritable pour que je ne tache pas de la rebâtir en moi. Tout le mal que j'avais imaginé ma terre endurer, s'était réparti aujourd'hui avec toute l'assiduité du maléfique. A 11 ans, je m'étais gardé, après une remarque affligeante de la part de mon père, de partager mes visions apocalyptiques avec le monde extérieur. J'avais vécu toutes les années qui ont suivi à me préparer entre deux cauchemars éveillés, à ce jour particulier.
Et en ce jour, je suis libre.
Jamais, je ne m'étais senti aussi libre, jamais.
Il faut dire que mon comportement, mes attitudes, mes défenses sont les mêmes. Mais "avant", on m'avait rit au visage quand j'avais pointé du doigt ma tête à la grande question de la quête de la liberté. J'avais assisté à une révolution, je savais quand même ce que signifiait le liberticide.
Aujourd'hui, l'état est animé d'une transe du contrôle.
Tous mes faits et gestes sont guettés.
Ce que je suis à leurs yeux? Le 1111.
Moi,qui suis-je? Le païen qui s'est révélé prophète.
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